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vendredi 5 janvier 2007

Les rescapés d’Hitler (Beyond Hitler’s Grasp). L’histoire de l’héroïque sauvetage des Juifs bulgares

Les rescapés d’Hitler (Beyond Hitler’s Grasp)

L’histoire de l’héroïque sauvetage des Juifs bulgares

par Michael Bar-Zohar

traduit de l’anglais par Athanase Popov

Introduction

Un glorieux jour de novembre 1948, un long train de fret s’arrêta en grinçant à la frontière bulgaro-yougoslave. Plus de mille passagers Juifs sortirent des wagons de marchandises bondés, étendant leurs membres engourdis. La veille, à la gare de Sofia, ils s’étaient mis en route pour un long voyage qui avait pour destination un port retiré dans la Yougoslavie voisine, afin de monter à bord d’un paquebot appareillant en direction d’Israël. Ils s’étaient joints à une énorme vague d’immigration laquelle allait, en très peu de temps, amener dans l’Etat d’Israël nouvellement créé plus de 90 pour cent des cinquante mille Juifs bulgares.

J’étais l’un de ces milliers de voyageurs, un petit garçon immigrant en Israël avec mes parents et ma petite sœur qui était encore bébé. Je sautai du wagon sombre et fétide et regardai alentour. Nous nous trouvions au milieu d’une vallée verte à végétation luxuriante, belle à vous couper le souffle. Le long de la locomotive, des gardes-frontière bulgares et yougoslaves scrutaient des tas de papiers d’identité. Au-delà d’eux s’étendait la Yougoslavie.

Presque simultanément, nos compagnons de voyage se retournèrent pour jeter un long regard d’adieu à leur pays de naissance. Quelqu’un se mit à chanter, quelqu’un d’autre se joint à lui, puis un troisième et un quatrième. Bientôt, des centaines de voix d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, ne firent plus qu’un et résonnèrent à travers la vallée. On chantait un hymne bulgare mélodieux, Mila Rodino (Chère Patrie). « Chère Patrie, entonna le gigantesque chœur avec une profonde émotion, tu es un paradis terrestre. Ton charme et ton merveilleux s’étendent à perte de vue ».

Je me rappelle avoir levé les yeux vers mes parents. Tous deux pleuraient. Beaucoup de gens, debout à nos côtés, chantaient avec des voix rauques qui s’étouffaient, des larmes ruisselant sur leurs visages.

« Pourquoi vous pleurez ? demandai-je à mes parents.

- Parce que nous aimons ce pays, dit mon père avec douceur. Il a été généreux envers nous. »

Je repensai aux derniers jours avant notre départ, à Sofia. Des amis bulgares et des patients de mon père n’arrêtaient pas de venir à sa clinique. « Que se passe-t-il, docteur ? lui demandaient-ils en permanence. Pourquoi partez-vous ? – Nous voulons avoir notre propre pays, répondait toujours mon père. » Visiblement blessés, ceux-ci rétorquaient généralement : « Mais ceci est votre pays. La Bulgarie est votre pays ! »

Le souvenir de la Bulgarie persista chez nombre d’entre nous lorsque nous eûmes traversé la Méditerranée tourmentée pour nous établir en Israël. Nous emportions avec nous un profond sentiment de fierté de nos origines bulgares. Lorsque d’autres enfants me demandaient si moi aussi j’étais un réfugié, je réagissais par un accès de colère et des coups de poing. « Je ne suis pas un réfugié, je leur criais, je suis un immigrant ! »

La plupart d’entre nous se sont groupés dans la ville abandonnée de Jaffa, la sœur jumelle de Tel-Aviv*. Bientôt, nous transformâmes l’ancienne ville arabe en une enclave bulgare. A Jaffa tout était bulgare – les enseignes des magasins, la langue parlée dans la rue, la nourriture et les boissons vendues par les marchands ambulants, les quotidiens d’information, les livres dans les bibliothèques publiques, la nouvelle équipe de football locale - le Maccabée de Jaffa -, l’excellente chorale Tsadikov.

Alors que nous étions en train de devenir des patriotes israéliens zélés, que nous apprenions la langue du pays, que nous faisions notre service militaire, au moment où nous apprenions à connaître les Ashkénazes, nous gardions toujours un souvenir de la Bulgarie. Nous nous remémorions ses paysages irréguliers, la vie artistique et intellectuelle trépidante, les villages pittoresques, le yaourt et les fromages du pays, ses montagnes majestueuses enneigées, son ciel d’un bleu intense. Nous nous rappelions la belle capitale Sofia, les plages dorées le long de la Mer Noire, la Vallée des Roses - longue et étriquée, laquelle se changeait, printemps après printemps, en un fragrant tapis floral couleur rose et rouge de toutes les nuances.

Nous nous rappelions notre héritage sépharade. Nous rivalisions d’efforts pour réciter des proverbes et des vers en ladino, notre dialecte hispanique séculaire. Nous mourions d’envie de savourer les mets épicés et les arômes alléchants de notre cuisine méditerranéenne traditionnelle. Nous fredonnions les berceuses mélodieuses que nos mères et grands-mères nous chantaient autrefois dans l’harmonieuse langue de Cervantès.

Nous nous rappelions les amis que nous avions quittés, nos maisons, nos écoles, nos voisinages.

Par-dessus tout nous nous rappelions que nous avions été sauvés de l’Holocauste.

Nombreux sont ceux qui, jusqu’au jour d’aujourd’hui, gardent présente à l’esprit la nuit épouvantable, en mars 1943, où l’on nous ordonna de mettre quelques affaires dans un sac et de nous préparer à être emmenés par la police. Nous nous rappelons la tragédie des Juifs thraces et macédoniens qui furent déportés jusqu’aux usines de la mort de Treblinka en passant par le territoire bulgare. Nous sommes encore capables de décrire les longues rames de wagons de marchandises dans les gares ferroviaires, destinées au transport des Juifs bulgares. Nous nous rappelons les pleurs, le désespoir, le terrible sentiment que nous allions à notre perte, vers une mort imminente, que la menace des « camps en Pologne » pesait sur nous, ce qui signifiait notre cruelle annihilation.

Mais on ne nous emmena pas. Les wagons de marchandises quittèrent les gares vides. Nous ignorions ce qui s’était passé exactement, mais les Juifs bulgares furent sauvés in extremis.

En mai 1943, une deuxième tentative de déportation fut effectuée, et les ordres furent annulés une fois de plus. Pas un Juif bulgare ne fut déporté du royaume. La communauté juive tout entière survécut à la guerre, réchappant ainsi à Hitler. Au fur et à mesure que les années passaient et que les événements de la guerre surgissaient dans toute leur vérité, nous étions ébahis par l’incroyable histoire de notre sauvetage.

En 1993, j’ai commencé à travailler à la Emory University, située à Atlanta, en Géorgie, en tant que professeur invité. J’ai rencontré des savants, des historiens et des spécialistes en sciences politiques de tous les coins des Etats-Unis. J’ai découvert avec stupéfaction que le sauvetage des Juifs bulgares était presque complètement inconnu. On trouvait des publications au sujet du sauvetage par les Danois, du sauvetage par les Italiens ; à propos de Raoul Wallenberg, Chiune Sugihara et Oskar Schindler, mais rien sur la Bulgarie.

J’ai évoqué l’épisode bulgare à plusieurs occasions. Les gens se levaient et disaient : « C’est une histoire merveilleuse, mais elle ne peut être vraie. Si elle était vraie, nous en aurions entendu parler. »

J’ai pensé que le roman de l’unique sauvetage des Juifs bulgares, le plus grand et le plus dramatique sauvetage de toute la seconde guerre mondiale, méritait d’être raconté.


* Jaffa est rattachée à Tel-Aviv en 1948.



Remerciements

J’ai effectué des recherches pendant quatre ans, aux Etats-Unis, en Israël et surtout en Bulgarie. Le moment était propice. Pendant des années, le régime communiste bulgare avait essayé de falsifier la véritable histoire du sauvetage pour une très simple raison. En effet le sauvetage initié par les Bulgares avait été mené à bien principalement par les trois pires ennemis du communisme : l’Eglise, la cour royale et des hommes politiques pro-fascistes. Le régime communiste ne pouvait admettre ce fait car cela allait à l’encontre de ses présupposés de base. Par conséquent les Communistes attribuèrent l’action de sauvetage au « peuple bulgare » ainsi qu’au courageux maquis communiste : une explication insuffisante qui laissa la plupart des questions sans réponse. Ce n’est que maintenant qu’on peut raconter la véritable histoire.

J’ai eu la chance d’avoir accès à un ensemble impressionnant de documents et témoignages qui n’avaient jamais été publiés auparavant. J’ai retrouvé d’anciens fonctionnaires du Commissariat pour les Questions Juives et d’autres branches de l’autorité du roi ; rencontré des parents proches des principaux protagonistes dans l’histoire que je relate ; interviewé un grand nombre de survivants – entre autres la Reine Giovanna* et le dirigeant communiste Todor Jivkov**, qui n’avaient jamais été interviewés à ce sujet auparavant.

Je suis extrêmement reconnaissant envers mes assistants de recherche, le Dr. Sonia Lévi et Mlle Albéna Tanéva, toutes deux professeurs d’université, qui ont fait l’impossible pour obtenir les matériaux nécessaires et ont magnanimement supporté les turbulences de mes emportements.

La Emory University a chaleureusement soutenu et encouragé mon projet. Monsieur le doyen David Bright du Emory College et M. John Ingersoll, responsable du développement à Emory, a approuvé mon projet et a eu sa part de contribution à ma recherche.

Je suis également reconnaissant envers plusieurs individus et fondations sans le soutien desquels ce livre n’aurait pas été achevé : la Fondation Maurice Amado, la Fondation pour la Bulgarie Libre et Démocratique, la Fondation Dorot, la Anti-Defamation League, la Fondation Lucius N. Littauer, M. Enrique Moscona, et le Fond Culturel de Kupat Alia à Tel-Aviv.

Je suis également très reconnaissant envers Messieurs les Professeurs David Blumenthal, Gordon Newby, Kenneth Stein et Deborah Lipstadt de l’université d’Emory, pour leur soutien et leurs conseils inestimables.

M. Avner Shalev, président de Yad Vashem, le Dr. Yaacov Lazovik et son équipe m’ont apporté tout le possible en matière de soutien, y compris la possibilité d’accéder à des documents rares et à des archives inédites. Je remercie également l’Institut de Judaïsme contemporain auprès de l’Université hébraïque de Jérusalem, la section des archives de la Maison de la Diaspora à Tel-Aviv, Ichud Olei Bulgarie à Jaffa, et les employés de différents centres et services d’archives en Allemagne et aux Etats-Unis qui m’ont permis d’accéder à leurs collections de documents et de microfilms.

A Yad Vashem, j’ai pu obtenir un accès illimité aux archives privées de Benjamin Arditi. Ma bonne amie Mme Ellis Avrahami m’a autorisé à examiner les archives privées de son mari, feu le Dr. Moise Avrahami. M. Mikhail Kolarov de Sofia m’a généreusement autorisé à accéder à ses archives et de lire certains chapitres de son livre à paraître prochainement. Je suis reconnaissant envers le Roi Siméon de Bulgarie,* qui est devenu mon « assistant de recherche » le temps d’un week-end en prenant l’avion pour Lisbonne, armé de mes questionnaires, afin d’interviewer sa mère, la Reine Giovanna. La Princesse Marie-Louise** m’a fourni des livres et des revues. Stéphane Groueff, l’auteur de La Couronne d’Epines***, a répondu à mes questions et interrogations. Mme Ora Alkalay de Jerusalem m’a guidé à travers le dédale des archives israéliennes. David Cohen, professeur à Sofia, m’a succinctement exposé les résultats de ses recherches pluridécennales qui coïncidaient avec mon sujet, et m’a indiqué de nombreuses sources et des documents de la plus haute importance, des livres et articles qui se sont révélés être de la plus haute importance. M. Eddie Schwartz - alors Président de l’organisation juive « Shalom » - et M. Yaacov Djerassi - le directeur de la fondation de Bulgarie – m’ont aidé à entrer en contact avec des organismes et des témoins importants.

Mes assistants de recherche et moi-même avons obtenu la permission d’accéder aux Archives Nationales Centrales de Bulgarie, aux archives de différents ministères, aux archives du Saint Synode, aux archives de l’Académie des Sciences, et aux archives des villes de province. Nous avons obtenu les recueils complets des minutes des Tribunaux Populaires, qui ont prononcé des jugements à l’encontre des principales figures de « l’ancien régime » en 1945. Nous avons également obtenu les dossiers de la police, les procès-verbaux des interrogatoires, et les dépositions complètes des principaux protagonistes.

Nous nous sommes appuyés sur le journal complet de l’ancien Premier Ministre Bogdan Filov, les archives diplomatiques allemandes et celles des SS, les archives diplomatiques de la Suisse, le service politique de l’Agence Juive, tout comme des documents d’autres pays et organismes. Nous nous sommes pareillement appuyés sur le journal publié de l’Ambassadeur du Reich allemand Beckerle, celui de la femme du premier ministre Evdokia Filova, celui de l’ami et conseiller du roi Lioubomir Loultchev, et ceux d’autres personnages principaux. Je me suis appuyé sur un grand nombre de livres d’histoire, de mémoires, de journaux intimes et sur des documents publiés aux Etats-Unis, en Bulgarie et en Israël. Les travaux du Professeur Frederic Chary, de Benjamin Arditi et de Haim Kéchalès, bien qu’ écrits avant que toute la documentation ne fût disponible, m’ont beaucoup servi pour mes recherches. L’histoire des Juifs de Bulgarie a été habilement racontée par Gary Haskell dans son livre de 1994 intitulé De Sofia à Jaffa. Le Godichnik, le recueil annuel de la communauté juive en Bulgarie, a été une source majeure.

Je suis reconnaissant envers les gens en charge des Archives Nationales en Bulgarie et des diverses archives en Israël et ailleurs, qui nous ont apporté leur soutien total.

Enfin et surtout, je remercie les centaines de Bulgares que j’ai rencontrés pendant mes nombreux passages à Sofia, Plovdiv, Kyoustendil et à la campagne. Ces bonnes gens prenaient systématiquement la peine de m’aider, faisant ainsi preuve de ce mélange unique de bienveillance, de chaleur humaine et de bonté que bon nombre de leurs proches ancêtres ont manifesté envers mon peuple lors de ce fatidique 9 mars 1943.



* fille de Victor-Emmanuel III, roi d’Italie, épouse de Boris III, roi de Bulgarie.

** au pouvoir jusqu’au 10 novembre 1989, mort en 1998, année de la parution du livre de Bar-Zohar aux Etats-Unis.

* Fils de Boris III et de la Reine Giovanna, Premier Ministre de la République de Bulgarie depuis juin 2001

** Sœur de Siméon II de Bulgarie, le premier ministre actuel de la Bulgarie

*** Biographie à succès de Boris III. L’auteur du livre est le fils du secrétaires personnel de Boris III, assassiné par les Communistes. Stéphane Groueff a été le correspondant de Paris Match à New York pendant 20 ans. Il vit aujourd’hui à New York et a écrit ses livres en anglais.


Chapitre premier

L’alarme

Nous sommes le 4 mars 1943.

Le ciel est clair, l’air est sec. Un léger vent souffle depuis les montagnes macédoniennes à l’ouest. Ce soir-là, un groupe de Bulgares se rassemblent dans la cour de la maison de Micho Abadjiev1 à Kioustendil. Ils sont amis depuis leurs années de lycée, longtemps avant la guerre ; ils passent souvent leurs soirées ensemble, à boire, à chanter, à fumer des cigarettes de gros tabac brun roulées à la main, à discuter politique locale. Ce soir-là, ils se rencontrent à l’occasion d’un épluchage de maïs - une tradition locale - lors duquel les invités se rassemblent afin d’éplucher du maïs en commun, tout en buvant de la slivovitsa* brûlante et en mâchant des zakouski salés.

Plus tard dans la soirée, Micho Abadjiev aborde Bouko Lazarov.** En Bulgarie, « Bouko » est souvent utilisé comme diminutif pour le fils aîné d’une famille juive, en plus de son prénom. En ce qui concerne Bouko Lazarov, on ne lui connaît pas d’autre prénom que ce diminutif. Bouko est un homme mince aux yeux bleus perçants, avec un début de calvitie, connu pour être grand expert en tabacs. Lui et son épouse blonde, Anka, portent des petites étoiles jaunes en celluloïd épais sur le revers. Ils sont les seuls Juifs du groupe.

« Il faut qu’on parle, dit Micho Abadjiev en faisant venir son ami de côté. » Il lui révèle qu’il avait organisé cette petite fête pour qu’elle serve de prétexte afin qu’ils puissent se voir sans attirer l’attention. Ce qu’il a à dire à Lazarov va lui glacer le sang.

Quelques jours auparavant, Zacharie Velkov, ami de Micho Abadjiev, est venu voir ce dernier dans son cabinet à Kioustendil. Velkov est fonctionnaire au Commissariat pour les Questions Juives à Sofia, la capitale du pays. Abadjiev, avocat de profession, est en charge depuis le début de la guerre des édifices publics et des biens locaux réquisitionnés par le gouvernement. Velkov demande à ce qu’un entrepôt de tabac appartenant à la firme Fernandes (lequel se trouvait non loin de la gare ferroviaire) fût mis à sa disposition.

« Pourquoi ? demande Abadjiev. »

Velkov refuse d’alléguer la moindre raison.

Micho Abadjiev dit à Velkov qu’il ne pourra donner suite à sa demande qu’à condition d’être informé de son but. Velkov hésite mais finit par accepter de parler, après avoir fait jurer à Abadjiev de garder secret ce qu’il va lui révéler. Et d’ajouter que c’est une affaire d’Etat de la plus haute importance.

« Nous avons signé un accord avec les Allemands en vue de la déportation immédiate en Pologne de tous les Juifs de Kioustendil, de Doupnitsa, de Plovdiv et d’autres villes bulgares, dit-il.2 » L’accord a été signé par un envoyé allemand, Théodore Dannecker, et par Alexandre Bélev, Le Commissaire bulgare pour les Questions Juives. On a besoin de l’entrepôt pour en faire un local où concentrer les Juifs avant leur départ. Velkov mentionne plusieurs autres détails de l’accord, les plans de déportation, et la date : le 10 mars 1943, peu après minuit. Des trains de marchandises cheminent déjà vers la gare de Kioustendil. Les quelque 980 Juifs de la ville vont être transportés jusqu’à un camp de transit monté à Radomir, où ils vont être rejoints par des milliers de Juifs des autres villes. Quelques jours plus tard, on va les expédier à travers la frontière.

« J’ai tenté de tenir ma promesse envers Velkov, dit Abadjiev, mais au fur et à mesure que la date de la déportation approchait, je ne pouvais plus rester à me tourner les pouces. C’est pourquoi je t’ai invité ici ce soir. »

Au moment où la fête prend fin, l’heure du « couvre-feu juif » est passée. Il est interdit aux Juifs de se trouver dans les rues après neuf heures du soir. Mikhaïl Abadjiev escorte Bouko Lazarov et sa femme jusqu’à leur maison. « Tu dois faire quelque chose, répète-t-il avec insistance. Ne reste pas tranquille. Alerte les Juifs, oblige-les à se battre ! »

Lazarov quitte alors son ami, sentant peser sur lui une « mortelle angoisse »3. Il sait déjà que la police est en train de procéder au rassemblement des Juifs des territoires bulgares nouvellement acquis en Thrace et en Macédoine. La Thrace a été détachée par les Allemands de la Grèce, la Macédoine de la Yougoslavie. Des rumeurs circulent comme quoi on serait en train d’envoyer en Pologne les Juifs thraces et macédoniens. Bouko ne doute pas un seul instant que la déportation en Pologne est un préalable certain à la mort. Il réalise que les premières victimes des rafles seront les Juifs des « nouveaux territoires », puis les Juifs bulgares.

Il ne reste plus que six jours avant l’événement fatidique.

* * *

Bouko Lazarov était abasourdi.

Les Juifs de Bulgarie avaient vécu dans ce pays pendant des siècles sans jamais presque être inquiétés. Contrairement à d’autres Juifs d’Europe, ils étaient intégrés dans la société bulgare. Ils n’avaient pas guère été soumis à des persécutions, à des expulsions ou à des pogroms4. L’antisémitisme auquel ils s’étaient heurtés avait été rare et ne s’était presque jamais avéré violent. Même s’ils étaient d’inébranlables sionistes, de ce fait fiers de leur identité juive, ils aimaient profondément la Bulgarie. Après tout, d’aucuns parmi leurs ancêtres étaient venus en Bulgarie avant même les Slaves ou les Protobulgares.

Après la destruction du deuxième temple de Jérusalem en 70 de notre ère – selon certains même avant -, des Juifs s’installent dans cette terre d’une beauté sidérante ; son territoire actuel est cerné au Nord par le Danube et la Roumanie, par la Serbie et la Macédoine à l’ouest, par la Mer Noire à l’est, et par la Grèce et la Turquie au Sud. Des pièces de monnaie de l’époque, en plus de fouilles archéologiques, fragments de lettres et autres documents démontrent l’existence d’une communauté juive très ancienne sur le territoire bulgare.

Des Juifs, appelés romaniotes, s’installent progressivement dans ce carrefour des Balkans : une région considérée comme la porte du Proche Orient et des Pays arabes. Des marchands et artisans Juifs aguichés par le potentiel commercial du pays sont également séduits par la tolérance de la population locale. Ces conditions propices ne changent pas lorsque les Slaves arrivent dans les Balkans au sixième siècle de notre ère, suivis en cela par les tribus guerrières des Protobulgares venus des plaines de l’Asie Centrale.

Les Juifs prospèrent toujours lors de la fondation du royaume bulgare. Lorsque le roi Boris I se convertit au christianisme en 863, les Juifs ne sont pas persécutés. Au contraire, certaines de leurs coutumes et habitudes se sont répandues parmi les anciens catéchumènes, comme c’est attesté par certaines des 106 questions soumises au Pape Nicolas I par une délégation d’émissaires bulgares : Quel jour est le jour du repos, demandent les Bulgares, le Samedi ou le Dimanche ? Quel est le règlement approprié pour l’offrande des premiers fruits ? Quels animaux ou volailles peuvent-ils être consommés ? Est-ce mal de manger la chair d’un animal qui n’aurait pas été égorgé ? Des rites d’enterrement sont-ils requis pour les suicidés ? Combien de jours après l’accouchement l’épouse doit-elle se voir imposer l’interdiction de s’approcher de son mari ? 5

Pour sûr, les rites religieux Juifs accomplis dans les synagogues bulgares ont influencé ces questions, tout comme d’autres. L’influence juive peut également être décelée dans les noms de certains princes bulgares de ce temps – David, Moïse, Aaron, Samuel6. Et lorsque, vingt-cinq ans plus tard, les moines Cyrille et Méthode mettent en place l’alphabet cyrillique, ils empruntent selon toute vraisemblance deux caractères – qui n’ont pas d’équivalent dans les langues occidentales – à l’alphabet hébreu : « Ch » (issu de Chin) et « Ts » (issu de Tzadei).7 Cyrille et Méthode étaient aussi réputés avoir traduit la Bible de l’original hébreu en vieux slavon.

Dans les siècles qui suivent, la Bulgarie devient une terre d’asile pour les Juifs de Hongrie, de France, de la Bavière et d’autres pays d’Europe centrale et occidentale. Ils survivent à l’occupation de la Bulgarie par Byzance qui dure plus d’un siècle. En 1185, Byzance est mise en déroute et le second Empire bulgare devient la plus grande puissance de la Péninsule balkanique.

Lorsque le roi Yoan (Jean) Assen II fait prisonnier Théodore, le roi de Salonique qui a attaqué la Bulgarie en 1230, il invente un châtiment fait sur mesure pour lui. Comme la cruauté de ce Grec perfide envers les Juifs est notoire, Yoan Assen charge deux de ses sujets Juifs de l’honorable tâche de lui crever les yeux. Les Juifs refusent, et le roi, dans sa furie, ordonne qu’ils soient mis à mort en les faisant jeter du haut d’une montagne. Heureusement pour les sujets Juifs, on trouve deux autres volontaires pour mettre à exécution le sinistre châtiment, et Yoan Assen s’en trouve apaisé. Les Juifs considèrent cet incident comme une preuve de la protection assurée par le roi à son peuple. Cet acte se trouve transcrit dans une lettre de Rabbi Jacob Ben-Elie à l’apostat Pablo Christiani en Espagne, comme avertissement à propos du sort réservé aux persécuteurs de Juifs. Ce document exceptionnel prend le nom de manuscrit de Coronel. 8

Environ cent ans plus tard, en 1936, le roi Ivan Alexandre divorce de sa femme et épouse Sarah, une Juive belle et intelligente de Teurnovo, la capitale d’alors. Sarah se convertit au christianisme et devient la Reine Théodora. Guère oublieuse de ses origines juives, elle protège son peuple. 9 Tandis que la Bulgarie suit fréquemment la politique législative de ses voisins, qui comprend de la législation anti-juive et des décrets d’expulsion, adoptés en 1355, elle ne se rallie jamais à ces éléments-là de leur politique.

En 1396, l’Empire Ottoman conquiert le pays. Une fois que Teurnovo est entre les mains des Turcs, le Sultan ordonne qu’on procède à l’expulsion de tous les Juifs de la ville, en raison de leur dévot combat pour le pays. Un Juif qui tente de saluer le Sultan est tué sur les ordres de ce dernier ; l’endroit de sa mort est toujours visible grâce à un monticule de pierre qui y est apposé, et qu’on appelle la tombe juive.

Pendant les cinq siècles suivants, la Bulgarie se retrouve sous la tutelle turque. Toutefois les Juifs n’ont pas à souffrir durant les trois premiers siècles de tutelle ottomane. Les sultans leur concèdent une autonomie dans leurs affaires intérieures, encouragent leur activités commerciales et les emploient en tant que conseillers ou docteurs. En 1492, par suite de l’expulsion des Juifs d’Espagne, le Sultan Bajazet II leur ouvre les portes de son empire, dans l’espoir de tirer profit de leurs connaissances et savoir-faire. Des milliers de Juifs viennent directement d’Espagne jusqu’aux provinces ottomanes appelées aujourd’hui Turquie, Grèce, Bulgarie et Yougoslavie du Sud. Ils se disaient spaniols ou sépharadim, dérivé du nom biblique de l’Espagne – Sépharad. Ils conservent leur parler issu d’un espagnol vieilli, leurs coutumes, leur folklore, lesquels se maintiennent forts et vivants dans leur communauté. Ils prétendent être les seuls Juifs sépharades « purs », du fait qu’ils demeuraient les seuls Juifs de par le monde à parler leur dialecte caractéristique, le chpaniol. Seule une petite minorité de Juifs ashkénazes – environ 5 pour cent - , locuteurs du yiddish, survivent au melting-pot sépharade.

Pendant un certain temps, les Juifs connaissent un âge d’or. Ils commercent avec moult nations européennes, en particulier Venise. Leur vie religieuse et culturelle s’épanouit de même. Rabbi Joseph Caro, un des plus grands guides religieux du peuple Juif, auteur de Choulhan Aroukh (La table servie), et de Beit Yosef (La maison de Joseph), écrit quelques-uns de ses plus grands livres en Bulgarie. Au seizième et dix-septième siècles, le commerce internationale fleurit, et certains Juifs s’enrichissent considérablement. Ils s’entourent d’objets de luxe, notamment d’habits de soie des plus fine et de bibelots dorés. Cela suscite la colère du Sultan Mourad III, qui décrète l’interdiction faite aux Juifs de sortir de leurs maisons parés de soie et de bijoux ; les hommes de confession juive sont interdits de port du fez et contraints à porter un turban de tissu vert pour mieux se détacher.

Avec le temps, à la suite de guerres, persécutions, crises économiques et changements politiques, les Juifs de Bulgarie perdent progressivement leur richesse. Leurs statut et culture en pâtissent aussi ; ils se retrouvent loin derrière leurs frères Europe Occidentale.10 Quand l’Armée russe libère enfin la Bulgarie de la tutelle turque en 1878, il reste très peu de Juifs bulgares riches.11 Ils vivent dans des cartiers misérables, aux côtés de Bulgares pauvres, et gagnent leur vie tout comme eux à force de dur labeur. Les Bulgares les considèrent comme des égaux, à la fois économiquement et socialement, et ne se sentent aucunement menacés par eux.

Après la Libération [l’accès à l’autonomie] de la Bulgarie, les droits des Juifs sont garantis



* Eau-de-vie de prunes

** Bouko Lazarov était l’oncle de l’auteur [Bar-Zohar]



NOTES

Chapitre premier : L’Alerte

1 Maurice Lazare (le frère de Bouko Lazarov), entretien avec l’auteur, 9 Juillet 1997 ; voir aussi Bouko Lazarov, Par qui et comment furent sauvés les Juifs bulgares, une série d’articles dans Narodno Delo, Tel-Aviv (en bulgare), p. 180-186 ; Bouko Lazarov, témoignage, Yad Vachem, Jérusalem, août 1977, 03/3970.

2 Ibid.

3 Bouko Lazarov, témoignage devant le Tribunal populaire VII, mars 1945

4 Guy Haskell, From Sofia to Jaffa (Detroit : Wayne State University Press, 1994), 87-96, 108

5 Encyclopaedia Judaica, Keter, Jérusalem, 1971, vol. 4, 1479-82.

6 Ibid., 1481

7 Ibid.

8 Encyclopédie de la diaspora juive (en hébreu), vol. 10, La Bulgarie, Jérusalem, 1967, 31-34.

9 Ibid., 32

10 Ibid., 59

11 Ibid.

Chapitre onze : Quarante-trois signatures

Epilogue

L’ambassadeur allemand [à Sofia] Beckerle écrivit en 1943 :

« La société bulgare ne comprend pas le véritable sens de la question juive. A part les quelques Juifs riches vivant en Bulgarie, il y en a beaucoup qui sont pauvres, qui gagnent leur vie en tant qu’ouvriers et artisans. Le Bulgare moyen - en partie élevé aux côtés d’enfants grecs, arméniens, turcs et gitans – ne comprend pas le sens du combat contre les Juifs, d’autant plus que la question raciale lui est totalement étrangère. » 1

Il ajouta plus tard : « Je suis convaincu que le Premier Ministre ainsi que tout le Cabinet ministériel désirent et aspirent à une solution totale et finale de la question juive. Mais ils sont entravés par la mentalité du peuple bulgare, à qui manque la préparation idéologique dont nous nous prévalons. Le Bulgare […] ne discerne aucun défaut chez les Juifs qui justifie qu’on prenne des mesures spéciales contre eux […] La majorité des Juifs bulgares font partie de la classe ouvrière, et contrairement aux autres ouvriers, ils sont souvent plus assidus au travail […] »2

L’attaché de la Gestapo Karl Hoffman ajouta le commentaire suivant :

« La question juive n’existe pas en Bulgarie sous la forme que nous lui avons connue au sein du Reich […] Les raisons idéologiques et raciales alléguées pour présenter la question juive au peuple bulgare comme pressante et demandant à être résolue – comme ce fut le cas au sein du Reich – n’existent pas ici. »3

« En Bulgarie, il n’y eut pas d’antisémitisme selon le sens conventionnel de ce mot », notèrent des juristes allemands après la guerre.4 « Mon impression des Bulgares, dit l’ancien attaché commercial suédois Utgren, c’est que l’antisémitisme leur est étranger et qu’ils considèrent la déportation ou [d’autres] mesures pour des motifs religieux, contre qui que ce fût, comme quelque chose d’absolument illégal. »5

Les Bulgares, en effet, comptèrent parmi les peuples les moins antisémites en Europe. Ils ne se considérèrent jamais supérieurs à cause de leurs origines ou religion. Ils eussent été les premiers à tourner en ridicule toute idée de suprématie raciale. Même avant la conquête par les Turcs, ils s’étaient montrés éminemment tolérants envers les Juifs. Puis, cinq siècles durant, ils avaient vécu aux côtés de Juifs, Grecs et autres minorités soumises à l’autorité turque, dans une société oppressée mais éminemment égalitaire*. La Bulgarie moderne resta fidèle à cette tradition.

Bien sûr, l’antisémitisme ne manqua pas de se manifester en Bulgarie aussi – par des écrits diffamatoires à caractère racial, des livres et des articles antisémites, des attaques violentes. On trouvait de fervents antisémites, et il y en a encore. Mais l’essentiel de l’antisémitisme bulgare était ou bien basé sur la religion, – lié à la vielle accusation adressée aux Juifs d’avoir crucifié Jésus -, ou bien celui-ci provenait de l’étranger, importé qu’il était d’autres sociétés aux mentalités fondamentalement différentes. Il ne parvenait tout simplement pas à se répandre et à s’enraciner profondément en Bulgarie. Même l’antisémitisme de la plupart des hommes politiques et écrivains pro-fascistes, avant et pendant la guerre, n’était ni fanatique, ni cruel. La haine profonde du Juif ne parvenait guère à corrompre, au sein de la société en temps de guerre, que les extrémistes les plus exaltés : les Ratnitsis, les Brannitsis, et les Légionnaires ; quelques agents de police, officiers de l’armée ou fonctionnaires du KEV (Commissariat pour les Questions Juives) ravagés par des pulsions sadiques.

Comme le fit observer Beckerle, il n’était guère aisé de haïr les Juifs en Bulgarie. Un très grand nombre d’entre eux étaient des ouvriers simples et modestes, habitaient dans les quartiers les plus pauvres, partageaient le même cadre de vie, les mêmes joies, les mêmes périodes de disette que la classe ouvrière bulgare. Très peu d’entre eux étaient riches. Très peu - si tant est qu’on en trouvât un seul – étaient des banquiers, usuriers ou propriétaires de grands commerces qui pussent faire l’objet de la haine, de la suspicion, de la jalousie. Très peu étaient de ceux qui pussent être dépeints comme des « parasites suçant le sang du peuple ». La représentation que l’on se faisait du Juif en Bulgarie était totalement différente de celle du Juif riche dans la propagande antisémite traditionnelle et nazie en Europe de l’Ouest. « Chez nous, les Juifs sont des Espagnols, dit le Roi Boris à Joachim von Ribbentrop.* Ils n’ont aucunement le rôle qu’ils jouent dans d’autres pays ».6**

Pour beaucoup de Bulgares, les Juifs « étaient des gens comme tout le monde ».7 Ils ne cadraient pas avec l’image de l’étranger que l’on craignait et haïssait, qui s’habillait différemment, vivait différemment, parlait une langue étrange et s’adonnait à des rites énigmatiques. Bon nombre de Polonais et Ukrainiens haïssaient les Juifs par instinct, parce qu’ils avaient des dehors différents d’étrangers. Les Juifs bulgares avaient la même apparence, le même code vestimentaire, et presque le même mode de vie que leurs voisins bulgares. On ne trouvait pas de hassidim*** parmi eux ; presque personne ne portait de calotte ni de couvre-chef; les seuls Juifs barbus étaient les rabbis ; on ne voyait jamais chez personne des tresses sur les côtés ; certains mangeaient de la nourriture kascher (on le suppose), mais la plupart s’en passaient, préférant le goût de la viande, du poisson et des fruits de mer non kascher ; certains parmi les Juifs âgés priaient à la synagogue le samedi et lors des grandes fêtes, mais pas la plupart ; bon nombre travaillaient le samedi ; bon nombre étudiaient dans des écoles non juives ; bon nombre devinrent poètes, écrivains, compositeurs, et étaient considérés comme des artistes nationaux ; bon nombre parlaient le bulgare mieux que les Bulgares eux-mêmes, chantaient leurs chansons, aimaient passionnément la Bulgarie, avaient un profond sentiment d’appartenance nationale, et étaient prêts à combattre et à mourir pour ce pays.

Les Juifs bulgares étaient très fiers de leur judaïsme (bien que bon nombre ne connussent pas sa véritable signification), et de leur sionisme (bien qu’ils se sentissent chez eux en Bulgarie). Mais ils ne se préoccupaient pas de leur religion ; comme on disait, « Quand Jéhovah vint sur la Terre pour visiter ses communautés, il trouva barrés les chemins menant vers la Bulgarie ».

L’élite intellectuelle et politique bulgare était encore plus tolérante. La plupart des intellectuels et hommes d’Etat adhéraient à l’idée de faire que la société bulgare devienne l’une des plus éclairées du monde. Ils étaient extrêmement fiers de leur Constitution, laquelle garantissait une égalité absolue aux minorités. Ils se référaient à ses principes humains avec un idéalisme très innocent, typique des Bulgares, frôlant la naïveté.

D’autres nations, comme les Français, avaient peut-être un patrimoine culturel plus conséquent, mais cela ne les empêcha pas de collaborer avec les nazis ni ne les fit prendre en compte le slogan immortel « Liberté, Egalité, Fraternité » légué au monde entier par la Révolution française. Les Français étaient peut-être trop sophistiqués ou trop pragmatiques pour prendre au sérieux de tels idéaux à cette époque d’âpre défaite. Les Bulgares étaient différents d’eux. Ils se préoccupaient de l’honneur de leur pays et de son image de par le monde. Ils prenaient au sérieux leur Constitution.

Les intellectuels, les universitaires, les écrivains, les docteurs, les avocats se lancèrent dans une croisade acharnée contre la Loi pour la Défense de la Nation et contre la déportation. Cette croisade n’eut d’égale dans aucun autre pays européen compris dans la sphère d’influence nazie. Les dignitaires de l’Eglise combattirent contre les mesures anti-juives avec un dévouement total, en affrontant sans cesse le gouvernement. Les hommes d’Etat d’âge mur, le parti communiste, les membre de l’opposition parlementaire combattirent avec courage et ténacité contre la politique anti-juive du gouvernement.

Il n’est pas jusqu’aux députés de la majorité parlementaire - qui devaient leurs sièges au soutien qu’ils avaient apporté au Premier ministre Filov - qui n’aient pas pu le suivre dans sa politique à l’encontre des Juifs. Ils s’en tinrent aux principes proclamés dans leur Constitution, en dépit du climat d’exaltation messianique consécutive à la création de la Grande Bulgarie. La Dobroudja, la Thrace et la Macédoine avaient été libérées. Le drapeau bulgare flottait au-dessus de Skopié* et de Kavalla**, au-dessus des montagnes macédoniennes et des rivages dorés de la Mer Egée. L’allié allemand de la Bulgarie avait rendu possible la réalisation de ce rêve. C’était l’avènement d’une nouvelle ère, d’un nouvel ordre, d’un nouveau monde. Qui se préoccupait du sort d’une poignée de Juifs et de leurs droits, en comparaison avec cet exploit de taille ? N’étaient-ils pas superflus ? Ne devait-on pas les sacrifier, pour rendre possible cette unification historique de la Bulgarie ?

La réponse était non. Même à l’apogée de leur enthousiasme, quand ils accueillaient chaque discours de Filov avec des applaudissements, des acclamations, des hourras, plusieurs parlementaires se révoltèrent contre le traitement honteux des Juifs ; beaucoup d’entre eux signèrent la lettre de Péchev et ce faisant se joignirent à la rébellion unique contre la politique gouvernementale, menée par des partisans du gouvernement, dans une Bulgarie en temps de guerre.

Ils se dressèrent contre la déportation, laquelle allait stigmatiser la Bulgarie d’une « tache imméritée ». Ils réagirent pour défendre « l’honneur de la Bulgarie et de son peuple », qu’ils considéraient être « un atout politique de la plus grande valeur ».8 Ils ne représentaient pas la majorité, certes, mais tout de même une très grande minorité. Eu égard à leur dépendance presque totale du pouvoir central, leur initiative était une expression de courage et de moralité.

Voilà quel était le contexte politique et social en place au moment des actions du roi Boris.



* Tous ses peuples étaient en effet égaux quant aux iniquités qui leur étaient imposées à cause de leur statut commun d’infidèles.

* Ministre des Affaires étrangères du troisième Reich de 1938 à 1945.

** Traduction rectifiée à partir de l’original bulgare. Toujours selon le journal de Bogdan Filov, « il semble que Ribbentrop n’ait pas accepté ces objections et qu’il ait rétorqué que les Juifs demeuraient toujours des Juifs ».

*** Adeptes d’un courant religieux mystique : le hassidisme.

* Capitale de la Macédoine occidentale (dite de Vardar)

** Ville portuaire dans la Macédoine grecque



Epilogue

1 Beckerle, conversation avec Gabrovski, rapports au ministère des affaires étrangères, Berlin, A 88/43, 22 janvier 1943, Yad Vashem K 207564/6 et A 154/43, 8 février 1943, Yad Vashem K 207571/3.

2 Beckerle, rapport à Berlin, 7 juin 1943, Yad Vashem K 207639/45.

3 Hoffman, rapport à Berlin, 5 avril 1943, Yad Vashem, K 207604-207509.

4 Beckerle, acte d’accusation, 20 juin 1960, op. cit.

5 Déposition citée lors de la mise en examen de Beckerle, op. cit.

6 Rapport du Roi Boris à Filov, journal de Filov, 5 Avril 1943, p. 567

7 Entretiens avec des Bulgares interviewés au hasard entre 1995 et 1998

8 Péchev, lettre du 17 mars, signée par 43 députés, op. cit.

 

1 commentaire:

BBoris a dit…

zdravei
très sympathique blog que je vais m'empresser de mettre dans les liens du mien:
http://bulgarie.over-blog.com
bonne continuation et mes félicitations pour ton travail.